💡 La sĂ©paration des pouvoirs : de l’enjeu dĂ©mocratique Ă  l’illusion institutionnelle ⚖

J’ai souhaitĂ© aujourd’hui Ă©voquer avec vous la sĂ©paration des pouvoirs. Vous pourrez prendre Ă  la fin connaissance d’un Ă©clairage inattendu, que vous pourrez partager et commenter si vous le souhaitez.

La sĂ©paration des pouvoirs est une thĂ©orie Ă  laquelle en France nous avons facilement tendance Ă  associer Montesquieu, mĂȘme si la paternitĂ© de cette thĂ©orie pourrait incomber Ă  d’autres personnes, notamment Locke qui s’y Ă©tait intĂ©ressĂ© avant lui, et il en va de mĂȘme pour Thucydide dans un passĂ© encore plus lointain. Il serait Ă©galement possible de citer Platon et Aristote.

Dans son ouvrage intitulĂ© « De l’esprit des lois » datant de 1748, Montesquieu, dans un chapitre relatif Ă  la constitution d’Angleterre, expose cette thĂ©orie centrale pour la notion de dĂ©mocratie en ces termes :

« Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance lĂ©gislative, la puissance exĂ©cutrice des choses qui dĂ©pendent du droit des gens, et la puissance exĂ©cutrice de celles qui dĂ©pendent du droit civil. Par la premiĂšre, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, Ă©tablit la sĂ»retĂ©, prĂ©vient les invasions. Par la troisiĂšme, il punit les crimes, ou juge les diffĂ©rends des particuliers. On appellera cette derniĂšre la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exĂ©cutrice de l’État. La libertĂ© politique dans un citoyen est cette tranquillitĂ© d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sĂ»retĂ© ; et pour qu’on ait cette libertĂ©, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la mĂȘme personne ou dans le mĂȘme corps de magistrature, la puissance lĂ©gislative est rĂ©unie Ă  la puissance exĂ©cutrice, il n’y a point de libertĂ© ; parce qu’on peut craindre que le mĂȘme monarque ou le mĂȘme sĂ©nat ne fasse des lois tyranniques pour les exĂ©cuter tyranniquement. Il n’y a point encore de libertĂ© si la puissance de juger n’est pas sĂ©parĂ©e de la puissance lĂ©gislative et de l’exĂ©cutrice. Si elle Ă©tait jointe Ă  la puissance lĂ©gislative, le pouvoir sur la vie et la libertĂ© des citoyens serait arbitraire : car le juge serait lĂ©gislateur. Si elle Ă©tait jointe Ă  la puissance exĂ©cutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. Tout serait perdu, si le mĂȘme homme, ou le mĂȘme corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exĂ©cuter les rĂ©solutions publiques, et celui de juger les crimes ou les diffĂ©rends des particuliers ».

Nous avons ici les principaux traits caractĂ©ristiques de la sĂ©paration des pouvoirs, consistant en trois pouvoirs distincts : le pouvoir lĂ©gislatif qui adopte, modifie ou abroge les lois, le pouvoir exĂ©cutif qui est un exĂ©cutant chargĂ© de gĂ©rer l’État et de prendre les mesures pour faire appliquer les lois dĂ©cidĂ©es par le pouvoir lĂ©gislatif, et le pouvoir judiciaire qui peut sanctionner l’absence de respect des lois. Ces trois pouvoirs doivent ĂȘtre exercĂ©s sĂ©parĂ©ment par des personnes ou des institutions distinctes.

Ainsi entendue, la sĂ©paration des pouvoirs peut ĂȘtre stricte. Les pouvoirs sont nettement sĂ©parĂ©s, chaque personne ou institution qui dĂ©tient un pouvoir est pleinement indĂ©pendante, elle n’a pas de relations avec les autres dĂ©tenteurs d’un pouvoir.

À l’inverse, la sĂ©paration des pouvoirs peut ĂȘtre souple. Les dĂ©tenteurs de chaque pouvoir peuvent collaborer les uns avec les autres, des interactions sont possibles.

Selon l’article XVI de la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « Toute SociĂ©tĂ© dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurĂ©e, ni la sĂ©paration des pouvoirs dĂ©terminĂ©e, n’a point de Constitution ».

Au sujet de cet article, dans leur ouvrage relatif au commentaire de la Constitution de la VĂšme RĂ©publique, Guy Carcassonne et Marc Guillaume en dĂ©duisent que c’est la Constitution elle-mĂȘme qui met en Ɠuvre le principe de la sĂ©paration des pouvoirs. Ainsi notre Constitution actuelle comporte plusieurs dispositions relatives Ă  la sĂ©paration des pouvoirs, laquelle est une sĂ©paration des pouvoirs souple. Sans prĂ©tendre ĂȘtre exhaustif, nous pouvons noter que le pouvoir exĂ©cutif peut prĂ©senter des projets de lois mĂȘme s’il ne lui appartient pas de les voter. Le PrĂ©sident de la RĂ©publique peut dissoudre l’AssemblĂ©e Nationale, laquelle peut renverser le gouvernement.

Dans ce mĂȘme ouvrage, Guy Carcassonne et Marc Guillaume Ă©crivent : « Quant Ă  dĂ©nier l’existence d’une Constitution lĂ  oĂč les droits ne sont pas garantis et les pouvoirs sĂ©parĂ©s, c’est ce qui disqualifie les constitutions antidĂ©mocratiques. Il y a lĂ  une contradiction dans les termes. Si les enseignants du droit constitutionnel ne l’ont pas toujours perçue, les constituants de 1789 ne s’y Ă©taient pas trompĂ©s, eux, qui liaient la forme et la substance et dĂ©nonçaient par avance les impostures Ă  venir. Une Constitution stalinienne est autant une Constitution qu’une dĂ©mocratie populaire est une dĂ©mocratie, pas mĂȘme une contrefaçon, un mensonge pur et simple, celui, ordinaire, que font les dictatures dans l’espoir, hĂ©las pas toujours vain, de leurrer quelques gogos ».

À mon sens, la sĂ©paration des pouvoirs prĂ©sente une faiblesse importante lorsque les pouvoirs sont certes sĂ©parĂ©s mais exercĂ©s par des personnes ou par des institutions qui ont la mĂȘme orientation politique ou qui s’inscrivent dans la mĂȘme idĂ©ologie. Certes, dans ces cas-lĂ , les personnes ou les institutions en cause ne sont pas les mĂȘmes, mais elles partagent une communautĂ© d’idĂ©e, voire un but commun Ă  atteindre. Ainsi, la sĂ©paration des pouvoirs deviendrait une pure conception intellectuelle dĂ©connectĂ©e de toute rĂ©alitĂ©. Nous pouvons constater qu’actuellement l’exĂ©cutif et l’AssemblĂ©e nationale ont la mĂȘme coloration politique et partagent des idĂ©ologies communes, tandis que le pouvoir judiciaire, dans ses diffĂ©rentes composantes incluant les juridictions judiciaires, les juridictions administratives et le Conseil constitutionnel, loin d’avoir une neutralitĂ© politique, a aussi une coloration politique proche ou souscrit Ă  une idĂ©ologie similaire sur de nombreux points.

Ainsi, la sĂ©paration des pouvoirs, en raison de l’existence d’un prisme politique et idĂ©ologique partagĂ© par diffĂ©rentes institutions, constitue, pour reprendre les mots de Guy Carcassonne et Marc Guillaume, un leurre pour quelques gogos.

Si vous avez des commentaires, des questions ou si vous souhaitez partager vos rĂ©flexions, n’hĂ©sitez pas Ă  le faire dans la section commentaires de la vidĂ©o disponible sur YouTube relative Ă  cet article.