Gérard Araud – Nous étions seuls : la France abandonnée par l’Angleterre et l’Amérique après 1918

Publié le 24 mars 2023.
Mis à jour le 1er juin 2025.

L’ancien ambassadeur Gérard Araud livre, dans son essai Nous étions seuls, un diagnostic aussi lucide que dérangeant sur la position diplomatique de la France après la Première Guerre mondiale. Contrairement à l’image d’une nation victorieuse et dominante à Versailles, la France de 1919 se trouve en réalité isolée, désavouée et même trahie par ses alliés d’hier.

Ce livre, riche d’analyses et appuyé par une longue carrière dans les coulisses du Quai d’Orsay, jette une lumière crue sur le rôle marginal de la France dans la redéfinition de l’ordre européen d’après-guerre. Gérard Araud défait ici bien des mythes tenaces, et son propos invite à une relecture complète de l’entre-deux-guerres.

1. La France isolée dès la victoire

En 1919, la France sort exténuée mais officiellement victorieuse d’un conflit qui a fait plus de 1,3 million de morts dans ses rangs. On pourrait croire à une revanche diplomatique sur l’Allemagne, mais c’est tout l’inverse que montre Araud : la France est seule, et ses tentatives de poser les bases d’une paix durable échouent devant l’hostilité voilée de ses propres alliés.

Couverture du livre "Nous étions seuls" de Gérard Araud
« Nous étions seuls » de Gérard Araud, un ouvrage essentiel pour comprendre l’isolement diplomatique de la France avant la Seconde Guerre mondiale.

L’un des ressorts centraux de ce désaveu est la francophobie répandue dans les milieux dirigeants britanniques et américains. L’économiste John Maynard Keynes, alors jeune expert au sein de la délégation britannique, alimente cette vision avec virulence. Dans Les conséquences économiques de la paix, il dépeint la France comme un État revanchard et aveuglé par le ressentiment. Une caricature qui pèse lourdement dans l’opinion anglo-saxonne et qui, selon Araud, a contribué à marginaliser la voix française lors des négociations.

2. L’Allemagne, vaincue mais intacte

Un autre point fort de l’ouvrage réside dans sa relecture du statut de l’Allemagne après le traité de Versailles. Contrairement au mythe d’une Allemagne écrasée, Araud montre qu’elle parvient rapidement à reprendre la main en Europe centrale et orientale. Profitant de l’incapacité des Alliés à mettre en œuvre les sanctions, et du refus britannique d’appuyer la France dans une logique d’endiguement de l’Allemagne, cette dernière renforce son influence sans même recourir à la force armée.

Ce retour rapide d’un acteur central allemand, dès les années 1920, préfigure l’isolement stratégique de la France dans les années 1930. C’est aussi l’une des thèses principales d’Araud : la France n’a jamais vraiment eu d’alliés sincères après 1918.

Plus récemment, cette lecture a trouvé un écho dans une approche plus systémique, notamment sous la plume de Valérie Bugault dans la revue Front Populaire. Dans un article consacré à la genèse du pouvoir financier international, elle avance que la création de la Banque des règlements internationaux (BRI) en 1930 aurait contribué à la résurgence de l’Allemagne. Selon elle, cette institution aurait permis à Berlin de se réarmer en s’appuyant sur une imbrication profonde entre capitaux allemands et capitaux anglo-saxons, au mépris des engagements de désarmement issus de Versailles (Valérie Bugault, La finance internationale – Un nouvel ordre qui dirige le Monde, Front Populaire, Automne 2020, p. 20).

Cette perspective complète l’analyse d’Araud en mettant en lumière les leviers économiques et financiers, souvent occultés, qui ont contribué à reconfigurer la géopolitique européenne à l’insu, ou avec la complaisance, des alliés occidentaux.

3. Le diplomate lucide : Robert Vansittart

Gérard Araud cite un diplomate britannique majeur, Robert Vansittart, pour souligner l’aveuglement des élites anglaises. Vansittart, qui dirigeait le Foreign Office dans les années 1930, aurait eu cette formule éclairante :

« Pendant vingt ans, nous avons pris les Français pour des Allemands et les Allemands pour des Français ».

Ce renversement d’alliances symbolique illustre l’ampleur du malentendu diplomatique. La France, prudente et traumatisée, souhaitait sécuriser ses frontières et empêcher toute résurgence du militarisme allemand. Mais l’Angleterre et les États-Unis, fascinés par la capacité industrielle de l’Allemagne et méfiants vis-à-vis de la République française, ont tout fait pour contenir ses ambitions, tout en favorisant l’Allemagne.

4. Entre désillusion historique et avertissement contemporain

Le livre d’Araud dépasse l’analyse historique : il sert aussi d’avertissement. Pour l’auteur, les élites françaises n’ont jamais su reconstruire une diplomatie solide dans un monde dominé par des puissances souvent indifférentes aux intérêts de Paris. Le parallèle avec des situations géopolitiques plus récentes, intervention en Irak, gestion de la Russie ou de la Chine, n’est pas explicite, mais affleure en filigrane.

La leçon est claire : la diplomatie ne se nourrit pas de discours, mais d’alliances solides, de dissuasion crédible et de lecture lucide des rapports de force.

Et cette leçon résonne avec une acuité particulière aujourd’hui, dans un contexte où l’image de la France sur la scène internationale s’est sensiblement affaiblie. La suppression du corps diplomatique, actée en 2022 dans le cadre d’une réforme controversée, a été largement critiquée pour son risque de privilégier le copinage au détriment de l’expertise, ajoutant à la fragilité de notre appareil d’État à l’étranger.

À lire aussi : le plan des USA pour occuper la France, un épisode méconnu qui illustre combien l’alliance franco-américaine a souvent été teintée de méfiance stratégique.

5. Lectures pour aller plus loin

Pour celles et ceux qui souhaitent approfondir les enjeux diplomatiques de l’entre-deux-guerres, les tensions entre les puissances alliées, ou encore la place de la France dans les négociations de paix, voici deux lectures particulièrement enrichissantes :

Nous étions seuls de Gérard Araud : ce livre constitue le cœur de cette analyse. Ancien ambassadeur de France à Washington et à l’ONU, Gérard Araud y livre une relecture percutante du traité de Versailles, de la marginalisation de la France sur la scène internationale, et de l’aveuglement des élites anglo-saxonnes face au danger allemand. Un ouvrage dense, clair, et accessible, qui bouscule nombre d’idées reçues sur la période. Voir le livre (lien sponsorisé Amazon).

Une sorte de Diable – Les vies de John Maynard Keynes d’Alain Minc : pour mieux comprendre l’un des personnages clés de l’époque, ce portrait intellectuel de Keynes éclaire ses contradictions, ses engagements et son influence décisive sur la perception britannique de la France. On découvre un économiste engagé, parfois provocateur, dont les analyses sur « Les conséquences économiques de la paix » ont profondément orienté les décisions anglo-saxonnes de l’après-guerre. Le livre permet aussi de mieux cerner le climat intellectuel et politique dans lequel les décisions diplomatiques ont été prises. Voir le livre (lien sponsorisé Amazon).

Les conséquences économiques de la paix, de John Maynard Keynes : publié en 1919, cet essai fulgurant du jeune économiste britannique a profondément marqué les opinions publiques et les décideurs anglo-saxons. Keynes y critique vivement le traité de Versailles, qu’il qualifie de « paix carthaginoise », estimant qu’il humilie l’Allemagne au lieu de poser les bases d’une paix durable. Son analyse, mêlant lucidité économique et posture morale, a nourri une méfiance durable envers la diplomatie française, accusée d’excès punitifs. Ce texte est incontournable pour comprendre l’hostilité des élites anglo-saxonnes envers la France à l’issue de la Première Guerre mondiale, un biais que Gérard Araud identifie comme central dans l’isolement diplomatique de Paris. Voir le livre (lien sponsorisé Amazon).

Ces trois ouvrages se complètent parfaitement pour explorer, sous des angles différents, les ressorts profonds de l’effacement diplomatique de la France après 1919.

6. Un livre nécessaire, dans un monde encore instable

À travers Nous étions seuls, Gérard Araud ne se contente pas de faire œuvre d’historien. Il interroge notre mémoire collective, nos certitudes géopolitiques, et surtout notre capacité à ne pas répéter les mêmes erreurs. C’est un livre sans complaisance, écrit dans une langue fluide, nourrie par une expérience directe du pouvoir et des relations internationales.

Pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la diplomatie, aux mécanismes de l’abandon, ou à la fragilité des alliances, Nous étions seuls est un ouvrage de référence. Il rappelle que la défaite peut parfois se cacher derrière les apparences de la victoire — et que l’isolement diplomatique peut être aussi dangereux qu’une guerre ouverte.

7. Points à retenir

En 1919, la France est victorieuse mais diplomatiquement isolée.

Les milieux anglo-saxons nourrissent une francophobie qui marginalise Paris.

L’Allemagne, loin d’être écrasée, retrouve rapidement sa puissance en Europe.

L’Angleterre et les États-Unis freinent systématiquement les ambitions françaises.

Robert Vansittart incarne une lucidité rare parmi les diplomates britanniques.

La Banque des règlements internationaux a pu jouer un rôle dans le redressement allemand.

La France reste sans alliés fiables durant tout l’entre-deux-guerres.

L’ouvrage d’Araud offre un éclairage utile sur l’affaiblissement diplomatique français actuel.

La suppression du corps diplomatique français en 2022 accentue cette vulnérabilité.

8. Liens utiles

Pour approfondir les enjeux contemporains liés à la diplomatie française, vous pouvez consulter :

• Le site du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

• Les publications de l’Institut Montaigne sur les relations internationales.

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